Ottawa , 18 juin 2020

Mot d’ouverture à l’occasion de la conférence de presse du Juge en chef du Canada

Bonjour. Je vous remercie de vous joindre à moi aujourd’hui à l’occasion de ma troisième conférence de presse annuelle. Lorsque je suis devenu juge en chef il y a deux ans et demi, je me suis engagé à tenir cet événement annuel afin de faire le point avec vous sur les travaux de la Cour et de répondre à vos questions. Vous pouvez être certains que je suis enchanté d’être en mesure de le faire, alors même que nous sommes aux prises avec cette pandémie mondiale.

La situation est bien différente aujourd’hui qu’elle ne l’était lors de notre dernière rencontre, il y a un an. La pandémie a profondément transformé notre société et nos interactions. Certains changements intervenus pourraient être permanents. La pandémie a contraint les tribunaux à examiner différentes méthodes de travail et à hâter les démarches de modernisation qu’on attendait depuis longtemps. Les tribunaux traitent dernièrement les affaires les plus urgentes en priorité et recourent à des moyens électroniques et à des fonctionnalités à distance pour tenir des audiences et continuer à rendre justice. Toutefois, malgré la mobilisation des ressources, le personnel des tribunaux et les juges se donnant à fond, les conséquences seront durables.

La Cour suprême, à l’instar de nombreux autres tribunaux, a apporté un certain nombre de modifications d’ordre pratique. Nous sommes passés aux audiences tenues par vidéoconférence dans le cadre des affaires que nous avons entendues la semaine dernière. Bien que nous ayons pu permettre aux avocats et avocates de comparaître par vidéoconférence depuis 35 ans, pour la première fois la semaine dernière, tous les intervenants et intervenantes, dont les juges, étaient réunis en ligne. Nous avons même permis à des membres du public de s’inscrire à titre d’« observateurs » virtuels, même si, comme c’est toujours le cas, le public pouvait simplement observer le déroulement de l’audience en direct dans notre site Web. Toutes ces démarches ont nécessité une adaptation, mais celle-ci a été facilitée par le travail acharné de notre personnel et la collaboration des parties et des avocats et avocates partout au Canada.  Du point de vue de la magistrature, il est presque aussi naturel d’entendre les avocats et avocates et d’interagir avec eux dans ce contexte que dans la salle d’audience. Et, à l’exception de quelques pépins, auxquels on doit toujours s’attendre quand on tente quelque chose de nouveau pour la première fois, je pense que l’expérience a été un succès retentissant. 

Nous avons toutefois de la chance. Si complexe que le processus puisse être, la Cour suprême est une cour d’appel – la plus haute cour d’appel du Canada. Nous entendons moins d’affaires que les autres tribunaux. Nous n’entendons pas de témoignages. Nous avons accès à des moyens technologiques et à une expertise qui peuvent être inaccessibles à d’autres tribunaux en raison de ressources limitées. Nous devons veiller à ce que tous les tribunaux puissent continuer à rendre justice aux Canadiens et Canadiennes; il en est du devoir de la magistrature.

De concert avec l’honorable David Lametti, ministre de la Justice, j’ai constitué un comité d’action composé d’experts et d’expertes du système de justice et des domaines de la santé publique et de la santé au travail. Il s’agit d’un comité d’« action » dans le vrai sens du mot. Les membres du Comité d’action, qui comprennent trois autres juges en chef, en plus de moi-même, ont établi que leur attention immédiate portera sur les défis associés aux procès avec jury et aux audiences tenues dans de petites salles d’audience, des cours de circuit et des cours siégeant en région éloignée. Le Comité examine également les répercussions à plus long terme de la pandémie sur notre système de justice et la façon de les envisager.  De plus, le Comité saisit l’occasion d’entamer la discussion sur les enjeux de longue date à l’égard desquels des progrès peuvent être réalisés pour l’avenir.

Notre système de justice n’était pas prêt à réagir à une urgence liée à une pandémie et, par conséquent, bon nombre de procédures ont été immédiatement interrompues. Les salles d’audience ont fermé leurs portes. Des procès ont été reportés. Le ministre de la Justice et moi savions que le système devait continuer à fonctionner, mais que nous devions assurer son fonctionnement en toute sécurité, en protégeant la santé et la sécurité de tous les intervenants et intervenantes. J’ai exercé le droit pendant 25 ans et, en tant que juge, j’ai présidé d’innombrables procès, dont des procès avec jury. L’an dernier, j’ai affirmé, lors de cette conférence de presse, qu’il était temps d’« agir pour la justice ». À titre de juge en chef, je ne peux pas faire grand-chose directement, mais je peux recourir à mon expérience pour proposer des solutions pratiques et pragmatiques aux parties prenantes et en discuter avec elles.  À tout le moins, nous devons empêcher que le problème lié aux retards, auparavant si chronique, ne s’aggrave considérablement. Je veux qu’on me comprenne bien : l’inaction serait irresponsable.

Ce ne sont pas là des défis simples et il n’existe pas de solutions simples. Cependant, certains des plus grands esprits du pays abordent ces problèmes, par l’entremise non seulement de notre Comité d’action, mais aussi de l’Association du Barreau canadien, de la Société des plaideurs et d’autres organismes. Toutes les parties prenantes du système de justice ont l’obligation d’apporter des solutions. Je suis persuadé que les modifications que nous faisons amélioreront la résilience et l’efficacité de notre système de justice dans les années à venir.

J’ai déjà dit que les juges n’habitent pas des tours d’ivoire, et que nous faisons partie intégrante de la société dans laquelle nous vivons. Nous ne saurions accomplir notre travail sans être très attentifs à ce qui se passe dans le monde qui nous entoure. Cependant, en tant que juges, nous devons demeurer indépendants et impartiaux. Nous nous exprimons principalement par les jugements que nous rendons.

Au cours des dernières semaines, nous avons toutes et tous été témoins de scènes montrant des gens partout dans le monde qui dénoncent la discrimination raciale et la violence raciale. Il est bon et nécessaire de lutter contre l’injustice, quel que soit l’endroit où elle se manifeste ou la forme qu’elle prend.

Au Canada, l’article 15 de la Charte garantit à toute personne le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment la discrimination fondée sur la race. Malheureusement, comme l’a fait remarquer la Cour suprême, cette garantie n’a pas toujours été respectée.

Il y a à peine un an, dans l’arrêt Le, la Cour a fait état de très nombreux travaux de recherche démontrant les effets pernicieux qu’a le profilage racial sur les communautés racialisées au Canada. Elle a souligné que les personnes appartenant à ces communautés sont l’objet d’un nombre disproportionné de contacts avec la police et le système de justice pénale, et qu’elles sont davantage susceptibles de subir des violations de leurs droits et de se faire blesser ou tuer à la suite d’interactions avec la police. Ces constations n’ont rien d’agréables, mais il s’agit de faits concrets.

Nous savons aussi que les collectivités autochtones sont depuis longtemps victimes de stéréotypes, de préjugés et de discrimination, comme l’a d’ailleurs bien documenté la Commission de vérité et réconciliation. La Cour suprême a pris acte de ce fait dans l’arrêt Barton. Dans cette affaire, en raison de l’usage de stéréotypes dégradants à l’égard d’une femme autochtone, un accusé a dû être jugé de nouveau. Dans l’arrêt Ewert, la Cour a expliqué à quel point la discrimination systémique dont sont victimes les détenus autochtones a des conséquences plus néfastes pour ceux-ci, par exemple le fait qu’ils sont moins susceptibles de bénéficier d’une mise en liberté anticipée.

Toutes ces affaires permettent de constater de quelles façons les préjugés raciaux et la discrimination raciale entraînent clairement des résultats injustes.

J’ai affirmé à de nombreuses reprises que tous les Canadiens et Canadiennes devraient pouvoir se reconnaître dans leur système de justice. La justice ne devrait pas amener la personne qui y fait face à se sentir en marge ou exclue. Les juges siégeant au Canada à l’heure actuelle, quels que soient leurs antécédents, tiennent profondément à rendre justice à tous les Canadiens et Canadiennes et s’efforcent grandement de comprendre les enjeux juridiques qu’ils confrontent sous tous leurs angles.  Ces enjeux comprennent le contexte racial, la partialité implicite et les obstacles systémiques. Des organismes tels que le Conseil canadien de la magistrature et l’Institut national de la magistrature, que je suis fier de présider, offrent une orientation et une formation aux juges de notre pays. Il s’agit d’une priorité, et nous avons mis sur pied un certain nombre de programmes et de ressources remarquables pour l’appuyer. Je pense aussi que l’on constate une prise de conscience croissante de la nécessité pour nos tribunaux, y compris notre plus haut tribunal, de refléter la diversité de la population canadienne. Je serais certes heureux de connaître les idées et les points de vue qui pourraient en résulter.

L’année qui vient de s’écouler a été mouvementée à la Cour. En juillet dernier, le ministre de la Justice et moi avons signé un accord visant à reconnaître et à renforcer l’indépendance de la Cour. L’accord énonce la relation qui existe entre le Juge en chef et le ministre de la Justice et aide à la poursuite d’importants objectifs de clarté et d’ouverture.

Je mentionnerais également le fait qu’en décembre la Cour a rendu une décision importante en matière de droit administratif. La Cour a reconnu que ce domaine du droit n’est pas clair et, dans certains cas, inapplicable. Mes collègues et moi avons jugé opportun d’examiner à nouveau ce domaine du droit et avons choisi trois affaires portant sur deux questions en litige différentes pour nous permettre de mettre au point une nouvelle approche. Notre nouveau cadre d’analyse, énoncé dans l’arrêt Vavilov, a changé la façon dont les tribunaux examinent les décisions administratives, dans le but de clarifier les principes juridiques et de les rendre plus prévisibles. Ce nouveau cadre permettra d’accroître l’accès à la justice en aidant le public à mieux comprendre la façon dont les tribunaux examinent les décisions administratives qui ont une incidence sur lui.

Comme vous le savez, l’accès à la justice est une question qui me tient à cœur. C’est pourquoi j’ai décidé avec l’appui de mes collègues que la Cour suprême se déplacerait à Winnipeg l’automne dernier et que, pour la toute première fois de son histoire, elle entendrait des causes à l’extérieur d’Ottawa. Au total, nous nous sommes adressés à des milliers d’élèves du secondaire et à des centaines d’étudiants et étudiantes en droit. Nous avons également rencontré des membres de groupes autochtones, de la communauté francophone et du milieu juridique. Mes collègues et moi avons participé à une période de questions et réponses ainsi qu’à une rencontre informelle avec des membres du public au Musée canadien pour les droits de la personne. Nous espérons renouveler l’expérience dans une autre ville en 2022.

L’accès à la justice est la raison pour laquelle nous publions notre Rétrospective annuelle, qui peut être consultée sur le site Web de la Cour. C’est également pourquoi nous publions La cause en bref, de courts résumés qui sont rédigés dans un langage simple qui visent à expliquer comment et pourquoi nous sommes arrivés à telle ou telle décision.

Je considère d’ailleurs l’accès à la justice comme un fil conducteur entre, d’une part, les mesures d’adaptation prises par le système de justice pour répondre à la pandémie et, d’autre part, les efforts qui s’imposent pour moderniser le système de justice en profondeur. Nous traversons indubitablement des temps difficiles. Cependant, une période de crise peut souvent, et doit être même, l’occasion de véritables changements. J’espère que de tels changements surviendront, et que je pourrai vous en parler l’an prochain.

Mais pour l’instant, je vais répondre à vos questions. 

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